IX

Vers midi, le 3 mai, un ami qui traversait le hall de l’hôtel me dit en passant : « Il y a eu une espèce d’émeute au bureau central des téléphones, à ce que j’ai entendu dire. » Je ne sais pourquoi, sur le moment, je ne prêtai pas attention à ces mots.

Cet après-midi-là, entre trois et quatre, j’avais descendu la moitié des Ramblas lorsque j’entendis plusieurs coups de feu derrière moi. Je fis demi-tour et vis quelques jeunes gens, le fusil à la main et, au cou, le foulard rouge et noir des anarchistes, se faufiler dans une rue transversale qui partait des Ramblas vers le nord. Ils étaient manifestement en train d’échanger des coups de feu avec quelqu’un posté dans une haute tour octogonale – une église, je pense – qui commandait la rue transversale. Je pensai instantanément : « Ça y est, ça commence ! » Mais je n’éprouvai pas grande surprise, car depuis des jours et des jours tout le monde s’attendait à tout moment à ce que « ça » commençât. Je compris bien que je devais immédiatement retourner à l’hôtel voir s’il n’était rien arrivé à ma femme. Mais le groupe d’anarchistes aux abords de la rue transversale refoulaient les gens en leur criant de ne pas traverser la ligne de feu. De nouveaux coups claquèrent. La rue était balayée par les balles tirées de la tour et une foule de gens saisis de panique descendirent précipitamment les Ramblas pour s’éloigner du lieu de la fusillade ; d’un bout à l’autre de la rue on entendait le claquement des tabliers de tôle que les commerçants abaissaient aux devantures. Je vis deux officiers de l’armée populaire battre prudemment en retraite d’arbre en arbre, la main sur leur revolver. Devant moi, la foule s’engouffrait dans une station de métro au milieu des Ramblas pour se mettre à l’abri. Je décidai aussitôt de ne pas les suivre. C’était risquer de demeurer bloqué sous terre pendant des heures.

À ce moment, un médecin américain qui s’était trouvé avec nous au front vint à moi en courant et me saisit par le bras. Il était surexcité.

« Allons, venez ! Il nous faut gagner l’hôtel Falcón. » (L’hôtel Falcón était une sorte de pension de famille dont le P.O.U.M. avait pris les frais d’entretien à sa charge et où descendaient surtout des miliciens en permission.) « Les camarades du P.O.U.M. vont s’y réunir. La bagarre est déclenchée. Nous devons nous serrer les coudes. »

« Mais de quoi diable s’agit-il au juste ? » demandai-je.

Le docteur m’entraînait déjà en me remorquant par le bras. Il était bien trop surexcité pour pouvoir faire un exposé très clair de la situation. Il ressortait de ses paroles qu’il s’était trouvé sur la place de Catalogne au moment où plusieurs camions remplis de gardes civils armés étaient venus s’arrêter devant le Central téléphonique, dont la plupart des employés appartenaient à la C.N.T. Les gardes civils avaient brusquement attaqué. Puis quelques anarchistes étaient survenus et il y avait eu une échauffourée générale. Je conclus de tout cela que l’« espèce d’émeute » du matin avait eu pour cause l’exigence formulée par le gouvernement de se faire remettre le Central téléphonique, et le refus qu’on y avait naturellement opposé.

Comme nous descendions la rue, un camion qui filait à toute vitesse nous croisa. Il était bondé d’anarchistes, le fusil à la main. Sur le devant, un jeune homme était allongé à plat ventre sur une pile de matelas, derrière une petite mitrailleuse. Quand nous arrivâmes à l’hôtel Falcón, une foule de gens grouillait dans le hall ; la confusion la plus complète régnait, personne ne paraissait savoir ce qu’on attendait de nous, et personne n’était armé, à l’exception de la poignée d’hommes des troupes de choc qui formaient la garde habituelle du local. Je traversai la rue pour me rendre au comité local du P.O.U.M., situé presque en face. En haut, dans la salle où habituellement les miliciens venaient toucher leur solde, grouillait aussi une masse de gens. Un homme d’une trentaine d’années, grand, pâle, assez beau, en vêtements civils, s’efforçait de rétablir l’ordre et distribuait les ceinturons et les cartouchières qui étaient entassés dans un coin. Il ne semblait pas jusqu’à maintenant y avoir de fusils. Le docteur avait disparu – je crois qu’il y avait déjà eu des blessés et qu’on avait réclamé des médecins –, mais il était arrivé un autre Anglais. Bientôt, l’homme de haute taille et quelques autres commencèrent à sortir d’un arrière-bureau des brassées de fusils et les firent passer à la ronde. Comme nous étions, l’autre Anglais et moi, quelque peu suspects, en tant qu’étrangers, personne, d’abord, ne voulut nous donner un fusil. Mais sur ces entrefaites, arriva un milicien que j’avais connu sur le front et qui me reconnut ; on nous donna alors, encore qu’un peu à contrecœur, des fusils et un petit nombre de chargeurs.

On entendait au loin le bruit d’une fusillade, et les rues étaient absolument désertes. Tout le monde disait qu’il était à présent impossible de remonter les Ramblas. Les gardes civils s’étaient emparés de maisons admirablement situées pour constituer des positions dominantes, et de là ils tiraient sur tous ceux qui passaient. J’aurais risqué le coup pour regagner mon hôtel, mais le bruit courait que le comité local allait probablement être attaqué d’un instant à l’autre et qu’il valait mieux que nous restions là. Partout dans le local, sur les marches de l’escalier, et dehors sur le trottoir, de petits groupes de gens stationnaient, qui parlaient avec agitation. Personne ne paraissait se faire une idée très claire de ce qui se passait. Tout ce que je pus apprendre, c’est que les gardes civils avaient attaqué le Central téléphonique et s’étaient emparés de plusieurs points stratégiques d’où ils dominaient d’autres locaux appartenant aux ouvriers. L’impression générale était que les gardes civils « en avaient » après la C.N.T. et la classe ouvrière en général. C’est un fait digne de remarque que, à ce moment-là, personne ne semblait incriminer le gouvernement. Les classes pauvres de Barcelone regardaient les gardes civils comme des sortes de Black and Tans[5] et l’on paraissait considérer comme chose établie qu’ils avaient attaqué de leur propre initiative. Lorsque je sus de quoi il retournait, je me sentis moralement plus à l’aise. La question était suffisamment claire. D’un côté la C.N.T., de l’autre côté la police. Je n’ai pas un amour particulier pour l’« ouvrier » idéalisé tel que se le représente l’esprit bourgeois du communiste, mais quand je vois un véritable ouvrier en chair et en os en conflit avec son ennemi naturel, l’agent de police, je n’ai pas besoin de me demander de quel côté je suis.

Un bon bout de temps s’écoula et il semblait ne rien se passer dans notre coin, à ce bout de la ville. Il ne me vint pas à l’idée que je pouvais téléphoner à mon hôtel pour savoir si ma femme était saine et sauve ; je tenais pour admis que le Central téléphonique avait cessé de fonctionner – alors qu’en réalité il ne fut hors de service que durant deux heures. On pouvait évaluer à environ trois cents le nombre des personnes qui se trouvaient dans les deux locaux : c’étaient surtout des gens de la classe la plus pauvre, des rues mal fréquentées en bas de la ville, aux alentours des quais ; il y avait quantité de femmes parmi eux, certaines portant sur leurs bras des bébés, et une foule de petits garçons déguenillés. Je me figure que beaucoup d’entre eux n’avaient pas la moindre notion de ce qui se passait et que tout simplement ils avaient couru se réfugier dans les locaux du P.O.U.M. Il s’y trouvait aussi pas mal de miliciens en permission et quelques étrangers. Pour autant qu’il me fût possible d’en juger, il n’y avait guère qu’une soixantaine de fusils à répartir entre nous tous. Le bureau en haut était continuellement assiégé par une foule de gens qui réclamaient des fusils et à qui on répondait qu’il n’en restait plus. Parmi les miliciens, de tout jeunes gars qui semblaient se croire en pique-nique rôdaient çà et là, tâchant de soutirer des fusils à ceux qui en avaient, ou de les leur faucher. L’un d’eux ne tarda pas à s’emparer du mien par une ruse habile et à aussitôt s’éclipser avec. Je me retrouvai donc sans arme, à l’exception de mon tout petit pistolet automatique pour lequel je ne possédais qu’un chargeur de cartouches.

Il commençait à faire nuit, la faim me gagnait et il ne paraissait pas y avoir quelque chose à manger à l’hôtel Falcón. Nous sortîmes à la dérobée, mon ami et moi, pour aller dîner à son hôtel qui était situé non loin de là. Les rues étaient plongées dans une obscurité totale ; pas un bruit, pas une âme ; les tabliers de tôle étaient baissés à toutes les devantures de magasins, mais on n’avait pas encore construit de barricades. On fit beaucoup d’histoires avant de nous laisser entrer dans l’hôtel ; la porte en était fermée à clef et la barre mise. À notre retour, j’appris que le Central téléphonique fonctionnait et je me rendis dans le bureau d’en haut où il y avait un appareil pour donner un coup de téléphone à ma femme. Détail bien caractéristique, il n’y avait aucun annuaire des téléphones dans le local, et je ne connaissais pas le numéro de l’hôtel Continental ; après une heure environ de recherches de pièce en pièce, je découvris un livret-guide qui me fournit le numéro. Je ne pus prendre contact avec ma femme, mais je parvins à avoir John McNair, le représentant de l’I.L.P. à Barcelone. Il me dit que tout allait bien, que personne n’avait été tué, et me demanda si, de notre côté, tout le monde était sain et sauf au comité local. Je lui dis que nous irions tout à fait bien si nous avions quelques cigarettes. Ce n’était de ma part qu’une plaisanterie ; toujours est-il qu’une demi-heure plus tard nous vîmes McNair apparaître avec deux paquets de Lucky Strike. Il avait affronté les rues où il faisait noir comme dans un four, et où des patrouilles d’anarchistes par deux fois l’avaient arrêté et, le pistolet braqué sur lui, avaient examiné ses papiers. Je n’oublierai pas ce petit acte d’héroïsme. Les cigarettes nous firent rudement plaisir.

On avait placé des gardes armés à la plupart des fenêtres, et en bas, dans la rue, un petit groupe d’hommes des troupes de choc arrêtaient et interrogeaient les rares passants. Un car de patrouille anarchiste s’arrêta, tout hérissé d’armes. À côté du chauffeur, une splendide jeune fille brune d’environ dix-huit ans berçait sur ses genoux une mitraillette Longtemps j’errai à l’aventure dans le local, vaste bâtiment plein de coins et de recoins, dont il était impossible d’apprendre la topographie. C’était partout l’habituel gâchis, les meubles brisés et les chiffons de papier qui semblaient être les produits inévitables de la révolution. Partout des gens qui dormaient ; sur un divan démoli, dans un couloir, deux pauvres femmes du quartier des quais ronflaient paisiblement. Ce bâtiment avait été un music-hall avant que le P.O.U.M. l’eût repris. Des scènes étaient demeurées dressées dans plusieurs des salles ; sur l’une d’elles il y avait un piano à queue abandonné. Finalement je découvris ce que je cherchais : le magasin d’armes. J’ignorais comment les choses allaient tourner et j’avais grand besoin d’une arme. J’avais si souvent entendu dire que tous les partis rivaux, P.S.U.C., P.O.U.M. et C.N.T. - F.A.I. amassaient tous pareillement des armes dans Barcelone, que je ne pouvais croire que deux des principaux locaux du P.O.U.M. ne continssent que les cinquante ou soixante fusils que j’avais vus. La pièce qui servait de magasin d’armes n’était pas gardée et la porte en était peu solide ; il ne nous fut pas difficile, à mon ami et à moi, de l’ouvrir en exerçant une pression sur elle. Une fois à l’intérieur, nous nous aperçûmes que ce que l’on nous avait répondu était la vérité même : il n’y avait réellement plus d’armes. Tout ce que nous trouvâmes, ce fut environ deux douzaines de fusils de petit calibre, d’un modèle qui n’était plus en usage, et quelques fusils de chasse, et pas la moindre cartouche pour aucun d’eux. Je montai au bureau demander s’il ne restait pas de balles de pistolet : ils n’en avaient pas. Toutefois nous avions quelques caisses de bombes que l’un des cars de patrouille anarchistes nous avait apportées. Je mis deux bombes dans ma cartouchière. Elles étaient d’un type très grossier, s’allumaient en en frottant le haut avec une espèce d’allumette, et étaient très sujettes à exploser de leur propre initiative.

De tous côtés, des gens étaient étalés par terre, endormis. Dans une pièce, un bébé pleurait et pleurait, sans discontinuer. Bien qu’on fût en mai, la nuit commençait à être froide. Devant l’une des scènes de music-hall les rideaux pendaient encore. J’en fis tomber un en le fendant avec mon couteau, m’enroulai dedans et dormis deux heures. D’un sommeil troublé, je m’en souviens, par la pensée de ces sacrées bombes qui étaient bien fichues de m’envoyer en l’air si jamais je venais à rouler sur elles d’une façon un peu trop appuyée. À trois heures du matin le bel homme de haute taille qui paraissait avoir le commandement me réveilla, me donna un fusil et me plaça en faction à l’une des fenêtres. Il me dit que Salas, le chef de la police responsable de l’attaque du bureau central, avait été mis en état d’arrestation. (En réalité, comme nous l’apprîmes plus tard, il avait seulement été révoqué. Tout de même, ces nouvelles vinrent confirmer l’impression générale que les gardes civils avaient agi sans ordres.) Dès l’aube, les gens, en bas, se mirent à construire deux barricades, l’une à l’extérieur du comité local, l’autre à l’extérieur de l’hôtel Falcón. Les rues de Barcelone sont pavées de galets carrés avec lesquels il est facile de construire un mur, et sous les galets il y a une sorte de cailloutis qui convient parfaitement pour remplir les sacs de protection. La construction de ces barricades fut un spectacle étrange et admirable. J’aurais bien donné quelque chose pour pouvoir le photographier ! Avec cette espèce d’énergie passionnée que les Espagnols déploient lorsqu’ils sont tout à fait décidés à se mettre à exécuter n’importe quel travail, des hommes, des femmes, de tout petits enfants, en longues rangées, arrachaient les pavés ; certains les charriaient dans une voiture à bras que l’on avait dénichée quelque part, tandis que d’autres faisaient la navette en chancelant sous le poids de lourds sacs de cailloux. Sur le seuil du comité local, une jeune fille, une Juive allemande, portant des pantalons de milicien dont la garniture de boutons des genoux lui arrivait exactement aux chevilles, les regardait en souriant. Au bout de deux heures les barricades s’élevaient à hauteur de tête, des guetteurs armés de fusils étaient postés aux meurtrières et, derrière l’une des barricades, un feu flambait et des hommes faisaient frire des œufs.

On m’avait de nouveau repris mon fusil, et il ne paraissait pas y avoir rien d’utile à faire. Nous décidâmes, l’autre Anglais et moi, de rentrer à l’hôtel Continental. On entendait au loin le bruit de pas mal de fusillades, mais pas du côté des Ramblas, semblait-il. En passant nous entrâmes dans les Halles. Très peu d’étals avaient ouvert, et ils étaient assiégés par une foule de gens des quartiers ouvriers au sud des Ramblas. Au moment même où nous entrâmes, un coup de feu claqua violemment au dehors ; quelques panneaux de la verrière du toit volèrent en éclats, et la foule se rua vers les sorties de derrière. Quelques étals restèrent cependant ouverts, et nous pûmes boire chacun une tasse de café et acheter un morceau triangulaire de fromage de chèvre que je fourrai dans ma cartouchière à côté de mes bombes. Quelques jours plus tard, je fus bien heureux d’avoir ce morceau de fromage.

Au coin de la rue où, la veille, j’avais vu des anarchistes commencer à tirer, s’élevait maintenant une barricade. L’homme qui se tenait derrière (j’étais, moi, de l’autre côté de la rue) me cria de prendre garde. De la tour de l’église, les gardes civils faisaient feu sans distinction sur tous ceux qui passaient. Je m’arrêtai un instant, puis franchis en courant l’espace à découvert. Effectivement, une balle passa en sifflant près de moi, désagréablement près. Quand je fus aux abords du siège du comité exécutif du P.O.U.M., mais encore de l’autre côté de l’avenue, de nouveaux cris d’avertissement me furent adressés par quelques hommes des troupes de choc qui se tenaient dans l’encadrement de la porte – cris d’avertissement dont, sur le moment, je ne compris pas le sens. Il y avait des arbres et un kiosque à journaux entre le siège et moi (les avenues de ce genre, en Espagne, ont un large trottoir central) et il ne m’était pas possible de voir ce qu’ils montraient. Je parvins au Continental, m’assurai que tout allait bien, me lavai le visage et retournai au siège du comité exécutif du P.O.U.M. (qui se trouvait à cent mètres plus bas dans l’avenue) pour demander quels étaient les ordres. Dans l’intervalle, le grondement, en divers points, des tirs de fusils et de mitrailleuses était devenu presque comparable au fracas d’une bataille. Je venais juste de trouver Kopp et j’étais en train de lui demander ce que nous étions censés faire quand retentirent en bas, dans la rue, une série d’explosions effrayantes. Le fracas fut si violent que je fus persuadé qu’on nous tirait dessus avec un canon de campagne. En réalité, il ne s’agissait que de grenades à main, qui font le double de leur bruit habituel lorsqu’elles explosent parmi des bâtiments de pierre. Kopp alla à la fenêtre jeter un coup d’œil dehors, redressa sa canne derrière son dos, dit : « Allons nous rendre compte », et descendit l’escalier comme s’il allait se balader, l’air détaché comme à son habitude, moi le suivant. Juste un peu en retrait de l’encadrement de la porte, un groupe d’hommes des troupes de choc faisaient rouler des bombes sur la chaussée, comme s’ils jouaient aux quilles. Les bombes éclataient vingt mètres plus loin en faisant un fracas effroyable, à briser le tympan, auquel se mêlaient les claquements des coups de fusil. Au milieu de l’avenue, de derrière le kiosque à journaux, une tête – c’était la tête d’un milicien américain que je connaissais bien – surgissait, qui avait exactement l’air d’une noix de coco à un stand de foire. Ce fut seulement après coup que je compris ce qui se passait au juste. Dans la maison voisine du siège du P.O.U.M. il y avait un café avec un hôtel au-dessus, appelé le café Moka. La veille, vingt ou trente gardes civils armés avaient pénétré dans le café, puis, sitôt le déclenchement des troubles, ils s’étaient brusquement rendus maîtres de toute la maison et s’y étaient barricadés. Il y avait lieu de croire qu’ils avaient reçu l’ordre de s’emparer du café, à titre de mesure préalable à l’attaque ultérieure des locaux du P.O.U.M. De bonne heure le matin, ils avaient tenté une sortie, des coups de feu avaient été échangés et un homme des troupes de choc avait été grièvement blessé et un garde civil tué. Les gardes civils avaient reflué dans le café, mais lorsqu’ils avaient vu l’Américain descendre l’avenue ils avaient ouvert le feu sur lui, bien qu’il ne fût pas armé. L’Américain s’était jeté derrière le kiosque pour se mettre à l’abri, et les hommes des troupes de choc lançaient des bombes pour faire rentrer à nouveau les gardes civils dans la maison.

Il suffit à Kopp d’un coup d’œil pour saisir la situation ; il continua d’avancer et tira en arrière un Allemand roux des troupes de choc qui venait juste d’arracher la goupille de sûreté d’une bombe avec ses dents. Il cria à tout le monde de ne pas rester sur le seuil, de se reculer, et nous dit en plusieurs langues qu’il fallait absolument éviter une effusion de sang. Puis il sortit et s’avança sur la chaussée, sous les yeux des gardes civils, retira ostensiblement son pistolet et le posa par terre. Deux officiers espagnols des milices firent de même, et tous trois s’avancèrent lentement vers l’encadrement de la porte où les gardes civils se pressaient. Cela, on m’aurait donné vingt livres que je ne l’aurais pas fait ! Ils s’avançaient, désarmés, vers des hommes qui avaient perdu la tête et qui avaient à la main des fusils chargés. Un garde civil, en manches de chemise et blême de peur, sortit sur le trottoir pour parlementer avec Kopp. Il ne cessait de montrer du doigt avec agitation deux bombes non éclatées qui gisaient sur la chaussée. Kopp revint vers nous nous dire qu’il valait mieux faire exploser ces bombes. À demeurer là, elles constituaient un danger pour tous ceux qui passaient. Un homme des troupes de choc tira un coup de fusil sur l’une des bombes et la fit éclater, puis fit feu sur l’autre, mais la manqua. Je lui demandai de me passer son fusil, m’agenouillai et tirai sur la seconde bombe. Je regrette d’avoir à dire que, moi aussi, je la manquai. C’est le seul coup de feu que j’ai tiré durant les troubles. La chaussée était jonchée de débris de verre provenant de l’enseigne du café Moka et deux autos qui étaient garées à l’extérieur – l’une d’elles était l’auto officielle de Kopp – avaient été criblées de balles et avaient eu leur pare-brise pulvérisé par l’explosion des bombes.

Kopp m’emmena de nouveau en haut et m’exposa la situation. Nous devions défendre les locaux du P.O.U.M. s’ils étaient attaqués, mais d’après les instructions envoyées par les leaders du P.O.U.M. il nous fallait rester sur la défensive et ne pas engager la lutte s’il était possible de l’éviter. Exactement en face de nous il y avait un cinéma, appelé le Poliorama, au-dessus duquel se trouvait un musée, et tout à fait au dernier étage, dominant de haut le niveau général des toits, un petit observatoire avec deux dômes jumeaux. Les dômes commandaient la rue et il suffisait donc de quelques hommes postés là-haut avec des fusils pour empêcher toute attaque contre le siège du P.O.U.M. Les concierges du cinéma étaient membres de la C.N.T. et nous laisseraient aller et venir. Quant aux gardes civils dans le café Moka, on n’aurait pas d’ennuis avec eux ; ils n’avaient pas envie de se battre et se laisseraient volontiers persuader qu’il faut que tout le monde vive. Kopp répéta que nous avions l’ordre de ne pas tirer à moins qu’on ne nous tirât dessus ou que nos locaux fussent attaqués. Je compris, sans qu’il en soufflât mot, que les leaders du P.O.U.M. étaient furieux d’être entraînés dans cette histoire, mais avaient le sentiment qu’ils devaient faire cause commune avec la C.N.T.

On avait déjà placé des sentinelles dans l’observatoire. Les trois jours et nuits suivants, je les ai passés sur le toit du Poliorama que je ne quittais que durant les courts moments où je faisais un saut jusqu’à mon hôtel pour les repas. Je ne courus aucun danger, je n’eus rien de pire à souffrir que la faim et l’ennui, et pourtant ce fut l’une des périodes les plus insupportables de ma vie tout entière. Je crois que l’on ne peut guère vivre de moments qui écœurent et désillusionnent plus et martyrisent les nerfs davantage que ces affreux jours de guerre de rues.

Je demeurais là, assis sur le toit, et l’absurdité de tout cela me remplissait d’étonnement.

Des petites fenêtres de l’observatoire on avait vue sur des kilomètres à la ronde – d’innombrables perspectives de hauts immeubles élancés, de dômes de verre et de fantastiques toits ondulés de tuiles d’un vert brillant à reflets cuivrés ; à l’est le scintillement de la haute mer – c’était la première fois que je voyais la mer depuis mon arrivée en Espagne. Et cette énorme ville d’un million d’habitants était plongée dans une sorte d’inertie pleine de sourde violence, dans un cauchemar de bruit sans mouvement. Les rues inondées de soleil étaient absolument désertes. Nulle autre manifestation de vie que les rafales de balles venant des barricades et des fenêtres protégées par des sacs de terre. Pas un véhicule ne circulait dans les rues ; çà et là le long des Ramblas, des tramways étaient demeurés immobilisés à l’endroit où le conducteur avait sauté à bas, lorsque les combats avaient commencé. Et tout le temps ce vacarme infernal, dont les milliers de bâtiments en pierre renvoyaient les échos, continuait sans fin telle une tempête de pluie tropicale, tantôt s’affaiblissant au point qu’on n’entendait plus que de rares coups de feu espacés, et tantôt se ranimant jusqu’à devenir une fusillade assourdissante, mais ne s’arrêtant jamais tant que durait le jour, et à l’aube ponctuellement recommençant.

Que diable se passait-il ? Qui se battait et contre qui ? Et qui avait le dessus ? C’est ce qu’il était bien difficile de découvrir au début. Les habitants de Barcelone ont tellement l’habitude des combats de rues, et connaissent si bien la topographie locale, qu’ils savent par une sorte d’instinct quel parti politique occupera telle et telle rue et tel et tel immeuble. Mais un étranger, trop désavantagé, s’y perd. En regardant de l’observatoire, je me rendais compte que les Ramblas, avenue qui est l’une des principales artères de la ville, constituaient une ligne de démarcation. À droite de cette ligne, les quartiers ouvriers étaient unanimement anarchistes ; à gauche, un combat confus était en train de se livrer dans les ruelles tortueuses, mais sur cette partie de la ville le P.S.U.C. et les gardes civils avaient plus ou moins la haute main. Tout au bout des Ramblas, de notre côté, autour de la place de Catalogne, la situation était si compliquée qu’elle eût été tout à fait inintelligible si chaque bâtiment n’avait pas arboré un pavillon de parti. Le principal point de repère, ici, était l’hôtel Colón, quartier général du P.S.U.C., qui dominait la place de Catalogne. À une fenêtre près de l’avant-dernier O de l’énorme « Hôtel Colón » qui s’étale sur la façade, ils avaient placé une mitrailleuse qui pouvait balayer la place avec une meurtrière efficacité. À cent mètres à notre droite, un peu plus bas sur les Ramblas, les J.S.U., Union des Jeunesses du P.S.U.C. (correspondant à l’Union des Jeunesses communistes en Angleterre), occupaient un grand entrepôt dont les fenêtres latérales, protégées par des sacs de terre, faisaient face à notre observatoire. Ils avaient amené le drapeau rouge et hissé le drapeau national catalan. Sur le Central téléphonique, point de départ de toute l’affaire, le drapeau national catalan et le drapeau anarchiste flottaient côte à côte. On avait dû, là, s’arrêter à quelque compromis provisoire, car le Central fonctionnait sans interruption et de ce bâtiment on ne tirait aucun coup de feu.

Dans notre coin, c’était singulièrement calme. Les gardes civils, dans le café Moka, avaient baissé les rideaux de fer et s’étaient fait une barricade en empilant les tables et les chaises du café. Un peu plus tard, une demi-douzaine d’entre eux montèrent sur le toit, en face de nous, et y construisirent avec des matelas une autre barricade, au-dessus de laquelle ils firent flotter un drapeau national catalan. Mais il était visible qu’ils n’avaient aucune envie d’entamer un combat. Kopp avait conclu avec eux un accord précis : s’ils ne tiraient pas sur nous, nous ne tirerions pas sur eux. Il était maintenant devenu tout à fait ami avec eux et avait été plusieurs fois leur rendre visite dans le café Moka. Les gardes civils avaient naturellement fait main basse sur tout ce qu’il y avait dans le café pouvant se boire, et ils firent cadeau à Kopp de quinze bouteilles de bière. En retour, Kopp leur avait bel et bien donné un de nos fusils pour en remplacer un qu’ils avaient, ils ne savaient comment, perdu la veille. N’empêche que l’on éprouvait tout de même une drôle d’impression à être assis sur ce toit. Tantôt j’en avais tout bonnement par-dessus la tête de toute cette histoire, je ne prêtais aucune attention au vacarme infernal et passais des heures à lire une collection de livres des Éditions Penguin que, par bonheur, j’avais achetés quelques jours auparavant ; tantôt j’avais pleinement conscience de la présence, à cinquante mètres de moi, d’hommes armés qui m’épiaient. C’était un peu comme si j’avais été à nouveau dans les tranchées. Plusieurs fois je me surpris à dire, par la force de l’habitude, les « fascistes », en parlant des gardes civils. En général, nous étions six environ, là-haut. Deux hommes étaient placés de garde dans chacune des deux tours de l’observatoire, tandis que les autres restaient assis en dessous sur le toit de plomb, sans autre abri qu’un garde-fou de pierre. Je me rendais nettement compte qu’à tout instant les gardes civils pouvaient recevoir par téléphone l’ordre d’ouvrir le feu. Ils étaient bien tombés d’accord de nous prévenir auparavant, mais rien ne nous assurait qu’ils tiendraient leur promesse. Une seule fois, du reste, on put croire que le conflit se déclenchait. L’un des gardes civils en face de nous s’agenouilla et se mit à tirer, appuyé sur la barricade. J’étais en faction dans l’observatoire à ce moment-là. Je braquai mon fusil sur lui en criant :

« Hé ! Ne tirez pas sur nous !

— Quoi ?

— Ne tirez pas sur nous, ou nous tirerons aussi.

— Non, non ! Ce n’est pas sur vous que je tirais. Regardez là, en bas ! »

Avec son fusil il me montrait quelque chose dans la direction de la rue transversale, au bout de notre immeuble. Effectivement je vis un jeune homme en salopette bleue, un fusil dans les mains, qui était en train de se défiler à l’angle de la maison, et il était visible qu’il venait de tirer un coup de feu sur les gardes civils du toit.

« C’est sur lui que je tirais. Il a tiré le premier. (Je crois que c’était vrai.) Nous n’avons pas envie de vous tuer. Nous sommes des travailleurs, nous aussi, tout comme vous ! »

Il me fit le salut antifasciste, que je lui rendis.

Je lui criai :

« Est-ce qu’il vous reste encore de la bière ?

— Non, il n’y en a plus. »

Ce même jour, sans motif apparent, un homme, dans le local des J.S.U. un peu plus bas dans l’avenue, leva soudain son fusil et me tira dessus au moment où je me penchais à la fenêtre. Peut-être faisais-je une cible trop tentante. Je ne tirai pas en réponse. Bien qu’il ne fût qu’à cent mètres de moi, sa balle passa si loin du but qu’elle n’effleura même pas le toit de l’observatoire. Comme à l’ordinaire la qualité du tir des Espagnols me sauva. On me tira plusieurs fois dessus de ce local.

Et ce diabolique tintamarre qui continuait indéfiniment ! Mais, autant que j’en pouvais juger d’après ce que je voyais et entendais, la lutte se bornait à être défensive des deux côtés. Les gens restaient simplement dans leurs locaux ou derrière leurs barricades, et maintenaient un feu roulant contre les gens d’en face. À un demi-mille de nous environ, il y avait une rue où les principaux bureaux de la C.N.T. et de l’U.G.T. se faisaient presque exactement face ; il venait de cette direction un vacarme d’une intensité terrifiante. J’ai passé dans cette rue le lendemain du jour où le combat prit fin ; les vitres des devantures étaient percées comme des cribles. (La plupart des commerçants de Barcelone avaient collé des bandes de papier entrecroisées sur leurs vitres, aussi ne volaient-elles pas en éclats lorsqu’une balle les frappait.) Parfois le crépitement des tirs de fusils et de mitrailleuses était ponctué par l’éclatement de grenades à main. Et à de longs intervalles, peut-être une douzaine de fois en tout, il y eut de formidables explosions que, sur le moment, je n’arrivai pas à m’expliquer ; au bruit on eût dit des explosions de bombes aériennes, mais c’était impossible car nulle part on n’apercevait d’avion. On m’a dit par la suite – et il est très possible que cela soit vrai – que des agents provocateurs faisaient sauter des explosifs en quantités massives, afin d’augmenter le vacarme et la panique générale. Il n’y eut cependant pas de tir d’artillerie. J’étais toujours à tendre l’oreille avec la crainte d’en entendre, car si les canons se mettaient de la partie, cela voudrait dire que l’affaire se corsait (l’artillerie est le facteur déterminant dans la guerre de rues). Après coup il y eut des contes à dormir debout dans les journaux à propos de batteries de canons qui auraient tiré dans les rues, mais personne ne put montrer un bâtiment qui eût été atteint par un obus. En tout cas, le son du canon est facilement reconnaissable pour qui est accoutumé à l’entendre.

Presque dès le début les vivres commencèrent à manquer. Avec difficulté et à la faveur de la nuit (car les gardes civils continuaient à canarder ceux qui passaient sur les Ramblas), de l’hôtel Falcón, on apportait à manger pour les quinze ou vingt miliciens qui se trouvaient au siège de l’exécutif du P.O.U.M., mais il y avait tout juste assez pour tout le monde, aussi allions-nous, le plus grand nombre possible d’entre nous, manger à l’hôtel Continental. Le Continental avait été « collectivisé » par la Généralité et non, comme la plupart des hôtels, par la C.N.T. ou l’U.G.T. ; et il était, de ce fait, considéré comme terrain neutre. Les troubles n’eurent pas plus tôt commencé que l’hôtel s’emplit à craquer de gens qui formaient un assemblage très surprenant. Il y avait là des journalistes étrangers, des suspects politiques de toutes nuances, un aviateur américain au service du gouvernement, plusieurs agents communistes (un gros Russe, entre autres, à l’air menaçant, que l’on disait être agent du Guépéou, que l’on surnommait Charlie Chan, et qui portait, attachés à la ceinture, un revolver et une petite bombe bien fourbie), quelques familles espagnoles aisées dont les sympathies paraissaient aller aux fascistes, deux ou trois blessés de la Brigade internationale, un groupe de conducteurs de poids lourds qui avaient été immobilisés à Barcelone par le déclenchement des troubles au moment où ils allaient ramener en France quelques gros camions avec un chargement d’oranges, enfin un certain nombre d’officiers de l’armée populaire. L’armée populaire, dans son ensemble, resta neutre durant toute la lutte ; quelques soldats s’échappèrent bien des casernes pour y prendre part, mais à titre individuel. Le mardi matin, j’en vis deux aux barricades du P.O.U.M. Au début, avant que le manque de vivres ne devînt aigu et que les journaux ne se fussent mis à attiser les haines politiques, on avait tendance à considérer toute l’affaire comme une plaisanterie. Des choses comme ça, à Barcelone il en arrivait chaque année, disaient les gens. Georges Tioli, journaliste italien et l’un de nos grands amis, rentra le pantalon trempé de sang. Il était sorti pour voir ce qui se passait, et tandis qu’il était en train de panser un blessé qui gisait sur le trottoir, quelqu’un, comme par jeu, avait lancé sur lui une grenade ; par bonheur, celle-ci ne l’avait pas gravement atteint. Je me souviens qu’il fit la remarque qu’à Barcelone on devrait numéroter les pavés ; cela épargnerait tellement de peine pour la construction et la démolition des barricades ! Et je me souviens de ces deux hommes de la Brigade internationale que je trouvai assis à m’attendre dans ma chambre d’hôtel alors que j’y arrivais fatigué, affamé et sale après une nuit de faction. Leur attitude fut celle d’une totale neutralité. S’ils avaient été réellement des hommes de parti, ils m’eussent, je suppose, pressé de changer de camp, ou même ligoté et enlevé les bombes dont mes poches étaient bourrées ; au lieu de cela, ils se contentèrent de me plaindre d’avoir à passer ma permission à monter la garde sur un toit. Ces mots peignent bien l’attitude générale : « Ce n’est qu’une querelle entre les anarchistes et la police, c’est sans importance. » En dépit de l’extension du combat et du nombre des blessés et des morts, je crois que cette opinion était plus proche de la vérité que la version officielle présentant l’affaire comme un soulèvement prémédité.

C’est vers le mercredi (5 mai) qu’un changement sembla s’opérer. Les rues, avec les rideaux de fer des devantures baissés, présentaient un aspect lugubre. Çà et là de rares piétons, forcés de sortir pour telle ou telle raison, se glissaient en rasant les murs, agitant des mouchoirs blancs, et, en un endroit, au milieu des Ramblas, où l’on était à l’abri des balles, quelques hommes criaient les journaux dans le désert. Le mardi, Solidaridad Obrera, le journal anarchiste, avait qualifié l’attaque du Central téléphonique d’« odieuse provocation » (ou si ce ne sont pas là les termes, c’en est l’idée), mais le mercredi il changea de ton et commença de conjurer tout le monde de reprendre le travail. Les leaders anarchistes firent transmettre partout ce même message. Le bureau de La Batalla, le journal du P.O.U.M., qui n’était pas défendu, avait été, à peu près en même temps que le Central téléphonique, attaqué et occupé par les gardes civils ; mais le journal n’en fut pas moins imprimé dans un autre local et l’on put en distribuer quelques exemplaires. Il exhortait tout le monde à rester aux barricades. Les gens demeuraient l’esprit indécis et se demandaient avec inquiétude comment diable tout cela allait finir. Je doute que quelqu’un ait quitté les barricades à ce moment-là, mais tout le monde était las de cette lutte absurde qui, de toute évidence, ne pouvait mener à rien, personne ne souhaitant la voir tourner en guerre civile en grand, ce qui risquerait d’avoir pour conséquence la perte de la guerre contre Franco. Cette crainte, je l’entendis exprimer de tous côtés. À ce que je pus comprendre d’après ce que les gens dirent sur le moment, la masse des membres de la C.N.T. voulaient, et avaient voulu dès le début, deux choses seulement : qu’on remît de nouveau entre leurs mains le Central téléphonique, et qu’on désarmât les gardes civils que l’on avait en haine. Si la Généralité leur eût fait cette double promesse, ainsi que celle de mettre un terme à la spéculation sur les vivres, il n’est pas douteux qu’en l’espace de deux heures les barricades auraient été démolies. Mais il était visible que la Généralité n’avait pas l’intention de céder. Et il courait de vilains bruits. On disait que le gouvernement de Valence envoyait six mille hommes occuper Barcelone, et que cinq mille miliciens des troupes du P.O.U.M. et des anarchistes avaient quitté le front d’Aragon pour s’opposer à eux. Seul le premier de ces bruits était vrai. En regardant attentivement du haut de la tour de l’observatoire, nous vîmes les formes basses et grises de bâtiments de guerre cerner de près le port. Douglas Moyle, qui avait été marin, dit que ça avait l’air d’être des contre-torpilleurs britanniques. Et, en effet, c’étaient bien des contre-torpilleurs britanniques, mais nous n’en eûmes la confirmation que par la suite.

Ce soir-là, nous entendîmes dire que sur la place d’Espagne quatre cents gardes civils s’étaient rendus et avaient remis leurs armes aux anarchistes ; il y eut aussi divulgation, de façon imprécise, de la nouvelle que la C.N.T. avait le dessus dans les faubourgs, principalement dans les quartiers ouvriers. Nous semblions en passe d’être vainqueurs. Mais ce même soir Kopp m’envoya chercher et, le visage grave, me dit que, selon les informations qu’il venait de recevoir, le gouvernement était sur le point de mettre le P.O.U.M. hors la loi et de lui déclarer la guerre. Cette nouvelle me donna un coup. Pour la première fois j’entrevis l’interprétation qui serait probablement donnée après coup de cette affaire. Confusément je prévis qu’une fois la lutte terminée on ferait retomber toute la responsabilité sur le P.O.U.M., qui était le parti le plus faible et, partant, le plus indiqué à prendre comme bouc émissaire. Et en attendant, c’en était fini, dans notre coin, de la neutralité. Si le gouvernement nous déclarait la guerre, nous n’aurions pas d’autre alternative que de nous défendre. Et ici, au siège du comité exécutif, nous pouvions être certains que les gardes civils d’à côté recevraient l’ordre de nous attaquer. Notre seule chance de salut était de les attaquer les premiers. Kopp était au téléphone à attendre les ordres ; si l’on nous apprenait de façon catégorique que le P.O.U.M. était mis hors la loi, il nous faudrait prendre immédiatement des mesures pour occuper le café Moka.

Je me rappelle quelle interminable soirée de cauchemar nous passâmes à fortifier notre local. Nous fermâmes à clef le rideau de fer abaissé devant l’entrée principale et, derrière, nous construisîmes une barricade avec des dalles de pierre laissées par les ouvriers qui étaient en train de faire quelques réparations juste au moment où les troubles avaient commencé. Nous inspectâmes notre stock d’armes. En comptant les six fusils qui étaient en face, sur le toit du Poliorama, nous avions vingt et un fusils, dont un défectueux, environ cinquante cartouches pour chacun d’eux, et quelques douzaines de bombes ; rien d’autre à part cela, que quelques pistolets et revolvers. Une douzaine d’hommes, des Allemands pour la plupart, s’étaient offerts comme volontaires pour attaquer le café Moka, s’il nous fallait en venir là. Nous attaquerions par le toit, naturellement, en pleine nuit, pour les prendre à l’improviste ; ils étaient plus nombreux, mais notre moral était meilleur, et certainement nous parviendrions à emporter la place d’assaut, mais il y aurait des morts. Nous n’avions pas de vivres dans notre local, sauf quelques tablettes de chocolat, et le bruit avait couru qu’« ils » allaient nous couper l’eau (Personne ne savait qui, au juste, ce « ils » désignait C’était peut-être le gouvernement qui avait la haute main sur les usines de distribution d’eau, ou peut-être la C.N.T., personne ne savait.) Nous passâmes beaucoup de temps à remplir toutes les cuvettes dans les lavabos, tous les seaux que nous pûmes trouver, et finalement les quinze bouteilles à bière, vides à présent, que les gardes civils avaient données à Kopp.

J’étais d’une humeur épouvantable, et vanné d’avoir passé quelque soixante heures à peu près sans dormir. On était maintenant à une heure avancée de la nuit. En bas, les hommes dormaient, étendus par terre derrière la barricade. En haut, il y avait une petite chambre garnie d’un divan, dont nous avions l’intention de faire un poste de secours, bien que, est-il besoin de le dire, nous nous aperçûmes qu’il n’y avait ni teinture d’iode ni bandes de pansement dans le local. Ma femme avait quitté l’hôtel pour venir nous rejoindre, pour le cas où nous aurions besoin d’une infirmière. Je m’étendis sur le divan, éprouvant le désir de goûter une demi-heure de repos avant l’attaque du café Moka au cours de laquelle il était à présumer que je serais tué. Je me souviens de la sensation de gêne insupportable que j’éprouvai du fait de mon pistolet qui, attaché à mon ceinturon, me rentrait dans les reins. Et la chose suivante dont je me souvienne c’est de m’être réveillé en sursaut, pour trouver ma femme debout à côté de moi. Il faisait grand jour, il ne s’était rien passé, le gouvernement n’avait pas déclaré la guerre au P.O.U.M., l’eau n’avait pas été coupée et, si l’on faisait abstraction de quelques fusillades par-ci par-là dans les rues, tout était comme à l’ordinaire. Ma femme me dit qu’elle ne s’était pas senti le cœur de me réveiller et avait dormi dans un fauteuil, dans l’une des chambres sur le devant.

L’après-midi il y eut une sorte d’armistice. Le bruit de la fusillade s’éteignit peu à peu, et soudain, comme par un coup de théâtre, les rues s’emplirent de monde. Quelques magasins commencèrent à relever leurs tabliers de tôle et une foule énorme envahit le marché, réclamant des denrées et se pressant autour des étals d’alimentation, bien qu’ils fussent à peu près vides. Il est à remarquer, cependant, que les tramways ne recommencèrent pas à circuler. Les gardes civils étaient toujours derrière leurs barricades dans le café Moka ; ni l’un ni l’autre camp n’évacua les locaux fortifiés. Tout le monde courait çà et là aux alentours, cherchant à acheter des vivres. Et de tous côtés on entendait poser la même question anxieuse : « Pensez-vous que ça soit fini ? Pensez-vous que ça va recommencer ? » À « ça », au conflit, on y songeait à présent comme à une sorte de calamité naturelle, comme à un cyclone ou à un tremblement de terre, qui nous frappait tous pareillement et qu’il n’était pas en notre pouvoir d’empêcher. Et, effectivement, presque tout de suite – je crois qu’en réalité il doit y avoir eu une trêve de plusieurs heures, mais ces heures nous firent l’effet de minutes – le claquement soudain d’un coup de feu, comme une rafale de pluie en juin, provoqua un sauve-qui-peut général, les tabliers de tôle des magasins retombèrent avec un bruit sec, les rues se vidèrent comme par enchantement, les barricades se garnirent d’hommes ; « ça » avait recommencé.

Je regagnai mon poste sur le toit avec un profond dégoût et une fureur concentrée. Quand on est en train de prendre part à des événements tels que ceux-ci, je suppose qu’on est en train, dans une modeste mesure, de faire de l’histoire, et l’on devrait, en toute justice, avoir l’impression d’être un personnage historique. Mais non, on ne l’a jamais, parce qu’à de tels moments, les détails d’ordre physique l’emportent toujours de beaucoup sur tout le reste. Pendant toute la durée des troubles, il ne m’est pas arrivé une seule fois de faire l’« analyse » exacte de la situation, comme le faisaient avec tant d’aisance les journalistes à des centaines de kilomètres de là. Ce à quoi je songeais surtout, ce n’était pas au juste et à l’injuste dans cette déplorable lutte d’extermination réciproque, mais tout bonnement au manque de confort et à l’ennui d’être assis jour et nuit sur ce toit que je ne pouvais plus voir, et à la faim toujours grandissante, car aucun de nous n’avait fait un vrai repas depuis le lundi. Et la pensée ne me quittait pas qu’il me faudrait repartir sur le front aussitôt qu’on en aurait fini avec cette histoire. Il y avait de quoi vous rendre furieux. Je venais de passer cent quinze jours au front et j’étais revenu à Barcelone affamé d’un peu de repos et de confort ; et voilà qu’il me fallait passer mon temps assis sur un toit, en face des gardes civils, aussi embêtés que moi, qui, de temps en temps, m’adressaient de la main un salut en m’assurant qu’ils étaient, eux aussi, des « travailleurs » (une façon de me dire qu’ils espéraient que je ne les tuerais pas), mais qu’ils n’hésiteraient pas à faire feu sur moi si on leur en donnait l’ordre. C’était peut-être de l’histoire, mais on n’en avait pas l’impression. On aurait plutôt dit une mauvaise période sur le front, comme lorsque les effectifs étaient trop faibles et qu’il fallait assurer un nombre anormal d’heures de faction ; au lieu de faire acte d’héroïsme, on avait simplement à rester à son poste, malade d’ennui, tombant de sommeil, et se fichant éperdument de savoir de quoi il retournait.

À l’intérieur de l’hôtel, dans cette cohue de gens si différents entre eux, et dont la plupart n’avaient pas osé mettre le nez dehors, une abominable atmosphère de suspicion avait grandi. Diverses personnes étaient atteintes de l’idée fixe de l’espionnage et se glissaient dans tous les coins pour vous murmurer à l’oreille que tous les autres étaient des espions, qui des communistes, qui des trotskystes, ou des anarchistes, ou de Dieu sait qui encore. Le gros agent russe retenait dans les encoignures, l’un après l’autre, tous les réfugiés étrangers pour leur expliquer de façon plausible que tout cela était un complot anarchiste. Je l’observais, non sans intérêt, car c’était la première fois qu’il m’était donné de voir quelqu’un dont le métier était de répandre des mensonges – si l’on fait exception des journalistes, bien entendu. Il y avait quelque chose de repoussant dans cette parodie de la vie d’un hôtel chic se poursuivant derrière des fenêtres aux volets clos, dans le crépitement des coups de feu. La salle à manger sur le devant avait été abandonnée après qu’une balle, entrant par la fenêtre, eut éraflé un pilier, et les hôtes s’entassaient à présent dans une petite salle un peu sombre sur le derrière, où il n’y avait jamais assez de tables pour tout le monde. Les garçons étaient en plus petit nombre qu’en temps normal – certains étant membres de la C.N.T. avaient répondu au mot d’ordre de la grève générale – et ils avaient momentanément renoncé à porter leurs chemises empesées, mais les repas étaient toujours servis avec une affectation de cérémonie. Or, il n’y avait pour ainsi dire rien à manger. Ce jeudi soir, le plat de résistance du dîner consista en une seule sardine pour chacun. L’hôtel n’avait pu avoir de pain depuis plusieurs jours et le vin même commençait à manquer, au point qu’on nous en faisait boire du plus en plus vieux, à des prix de plus en plus élevés. Ce manque de vivres dura encore plusieurs jours après la fin des troubles. Trois jours de suite, je m’en souviens, nous avons déjeuné le matin, ma femme et moi, d’un petit morceau de fromage de chèvre, sans pain ni rien à boire. La seule chose qu’on avait en abondance, c’étaient des oranges. Les conducteurs de camions français en apportaient des leurs en quantité à l’hôtel. Ils formaient un groupe d’aspect rude ; ils avaient avec eux quelques filles espagnoles très voyantes, et un énorme portefaix en blouse noire. En tout autre temps, le petit poseur de gérant d’hôtel aurait fait de son mieux pour les mettre mal à l’aise, et même leur aurait refusé l’entrée de l’établissement, mais pour l’instant ils jouissaient de la popularité générale parce que, au contraire de nous tous, ils avaient leurs provisions personnelles de pain et tout le monde cherchait à les taper.

Je passai cette dernière nuit sur le toit, et le lendemain la lutte eut vraiment l’air d’arriver à son terme. Je ne crois pas qu’il y ait eu beaucoup de coups de feu tirés ce jour-là, le vendredi. Personne ne paraissait savoir de façon certaine si les troupes de Valence étaient réellement en train de venir ; elles arrivèrent précisément ce même soir. Le gouvernement diffusait des messages mi-apaisants, mi-menaçants, demandant à chacun de rentrer chez soi et disant que, passé une certaine heure, quiconque serait trouvé porteur d’une arme serait arrêté. On ne prêta guère attention aux communications du gouvernement, mais partout les gens disparurent des barricades. Je suis persuadé que la raison en fut surtout le manque de vivres. De tous côtés l’on entendait faire cette remarque : « Nous n’avons plus rien à manger, il faut bien que nous retournions au travail. » En revanche, les gardes civils, eux, purent rester à leur poste, étant assurés de recevoir du ravitaillement tant qu’il y aurait quelque chose à manger dans la ville. L’après-midi, les rues avaient presque repris leur aspect normal, abstraction faite des barricades désertées mais toujours debout ; la foule se pressait sur les Ramblas, les magasins étaient presque tous ouverts, et – le plus rassurant de tout – les trams qui étaient demeurés si longtemps immobilisés, comme bloqués dans un embouteillage, s’ébranlèrent brusquement et recommencèrent à fonctionner. Les gardes civils occupaient toujours le café Moka et n’avaient pas démoli leurs barricades, mais certains d’entre eux portèrent des chaises dehors et s’assirent sur le trottoir, leur fusil en travers des genoux. J’adressai à l’un d’eux, en passant, un clin d’œil, et reçus en réponse un large sourire qui n’avait rien d’inamical ; il faut dire qu’il m’avait reconnu. Au-dessus du Central téléphonique le drapeau anarchiste avait été amené et seul le drapeau catalan flottait maintenant. Cela signifiait que décidément les ouvriers étaient battus. Je compris – mais, du fait de mon ignorance en politique, pas si clairement que je l’eusse dû – que lorsque le gouvernement se sentirait plus sûr de lui, il y aurait des représailles. Mais, sur le moment, cet aspect de la situation me laissa indifférent. Tout ce que je ressentais, c’était un profond soulagement de ne plus entendre ce maudit fracas de la fusillade, de pouvoir acheter quelque chose à manger et goûter un peu de repos et de tranquillité avant de retourner au front.

Ce dut être tard dans la soirée que les troupes de Valence firent leur entrée dans la ville. C’étaient les gardes d’assaut, formation analogue à celle des gardes civils et des carabiniers (autrement dit, essentiellement destinée aux opérations de police) et troupe d’élite de la République. Tout à coup ils furent là, comme sortis de terre ; on en vit partout patrouiller dans les rues par groupes de dix, des hommes grands, en uniforme gris ou bleu, avec de longs fusils en bandoulière, et un fusil mitrailleur par groupe. En attendant nous avions une difficile opération à mener à bien. Les six fusils dont nous nous étions servis pour monter la garde dans les tours de l’observatoire y étaient demeurés et, coûte que coûte, il nous fallait les rapporter dans le local du P.O.U.M. La question était de leur faire traverser la rue. Ils faisaient partie du stock d’armes réglementaire du local, mais les amener dans la rue, c’était contrevenir à l’ordre du gouvernement, et si l’on nous attrapait avec ces fusils dans les mains, nous serions sûrement arrêtés et, qui pis est, les fusils seraient confisqués. N’ayant que vingt et un fusils pour le local, nous ne pouvions nous offrir le luxe d’en perdre six. Après avoir longtemps débattu la meilleure façon de procéder, nous commençâmes, un tout jeune Espagnol à cheveux roux et moi-même, à les passer clandestinement. Il était assez facile d’éviter les patrouilles des gardes d’assaut ; le danger, c’était les gardes civils du café Moka, qui tous savaient fort bien que nous avions des fusils dans l’observatoire et pourraient donner l’éveil s’ils nous voyaient les transporter. Nous nous déshabillâmes tous deux en partie et nous nous passâmes à l’épaule gauche, en bandoulière, un fusil, de manière à en avoir la crosse sous l’aisselle et le canon enfilé dans la jambe du pantalon. Ce qui était fâcheux c’est que c’étaient de longs Mausers. Même un homme aussi grand que moi ne peut porter un long Mauser dans la jambe de son pantalon sans en être gêné. Nous en eûmes du mal pour, la jambe gauche complètement raide, descendre l’escalier en colimaçon de l’observatoire ! Une fois dans la rue, nous nous aperçûmes qu’il n’y avait moyen d’avancer qu’avec une extrême lenteur, une lenteur qui permît de ne pas fléchir les genoux. À l’extérieur du cinéma, je vis un groupe de gens qui m’observaient avec un grand intérêt tandis que je me traînais à pas de tortue. Je me suis souvent demandé ce qu’ils purent bien s’imaginer que j’avais. Que j’étais blessé de guerre, peut-être. En tout cas, nous parvînmes à passer clandestinement tous les fusils sans incident.

Le lendemain l’on vit des gardes d’assaut partout, arpenter les rues en conquérants. Il n’était pas douteux que le gouvernement se livrait là purement et simplement à un déploiement de forces destiné à intimider la population qui, il le savait d’avance, ne résisterait pas ; s’il avait eu la moindre crainte réelle de nouvelles émeutes, il eût consigné les gardes d’assaut dans les casernes au lieu de les faire s’éparpiller par petits groupes dans les rues. C’étaient des troupes splendides, de beaucoup les meilleures qu’il m’eût été donné de voir jusque-là en Espagne, et j’avais beau me dire qu’elles étaient, dans un sens, « l’ennemi », je ne pouvais m’empêcher de prendre plaisir à les regarder. Mais c’était avec une sorte d’ébahissement que je les détaillais tandis qu’ils déambulaient. J’étais habitué aux milices en loques et à peine armées du front d’Aragon, et j’avais jusqu’alors ignoré que la République possédât de telles troupes. C’étaient, physiquement, des hommes triés sur le volet, mais ce n’était pas tant cela, que leur armement, qui m’étonnait. Ils avaient tous des fusils tout neufs du type connu sous le nom de « fusil russe » (ces fusils étaient envoyés en Espagne par l’U.R.S.S., mais fabriqués, je crois, en Amérique). J’en ai examiné un. Il était loin d’être parfait, mais combien meilleur que les affreux vieux tromblons que nous avions au front ! En outre, les gardes d’assaut avaient chacun un pistolet automatique, et un fusil mitrailleur pour dix hommes. Nous, au front, nous avions une mitrailleuse pour environ cinquante hommes, et quant aux pistolets et aux revolvers, nous ne pouvions nous en procurer qu’illégalement. À la vérité, bien que je ne l’eusse pas remarqué jusqu’alors, il en était ainsi partout. Les gardes civils et les carabiniers, qui n’étaient nullement destinés au front, étaient beaucoup mieux armés et incomparablement mieux vêtus que nous. J’ai idée qu’il en va de même dans toutes les guerres, que toujours existe le même contraste entre la police bien astiquée de l’arrière et les soldats loqueteux du front. Dans l’ensemble, les gardes d’assaut s’entendirent très bien avec la population au bout d’un jour ou deux. Le premier jour il y eut quelques frictions parce que certains gardes d’assaut – agissant par ordre, j’imagine – commencèrent à se livrer à des provocations. Ils montaient en bande dans les trams, fouillaient les voyageurs et, s’ils trouvaient dans leurs poches des cartes de membre de la C.N.T., ils les déchiraient et les piétinaient. Il en résulta quelques bagarres avec des anarchistes armés ; et il y eut un ou deux morts. Très vite, cependant, les gardes d’assaut abandonnèrent leurs airs de conquérants et les rapports avec eux devinrent plus amicaux. Il est à remarquer qu’au bout d’un jour ou deux la plupart d’entre eux avaient levé une jeune fille.

Les combats de Barcelone avaient fourni au gouvernement de Valence le prétexte, depuis longtemps souhaité, d’assujettir davantage à son autorité la Catalogne. Les milices ouvrières allaient être dissoutes et seraient à nouveau réparties dans l’armée populaire. Le drapeau de la République espagnole flottait partout sur Barcelone – c’était la première fois, je crois, que je le voyais ailleurs qu’au-dessus d’une tranchée fasciste. Dans les quartiers ouvriers on était en train de démolir les barricades, d’une façon assez fragmentaire du reste, car on a autrement plus vite fait de construire une barricade que de remettre en place les pavés. Le P.S.U.C. eut la permission de laisser debout les barricades à l’extérieur de ses locaux, et en fait elles y demeurèrent dressées jusqu’en juin. Les gardes civils occupaient toujours les points stratégiques. On procéda à de grandes saisies d’armes dans les locaux fortifiés de la C.N.T., mais je suis persuadé que beaucoup d’armes échappèrent à la saisie. La Batalla continuait à paraître, mais était censurée au point que sa première page était presque entièrement blanche. Les journaux du P.S.U.C. ne subissaient pas la censure et publiaient des articles incendiaires réclamant la suppression du P.O.U.M. Le P.O.U.M. était dénoncé comme une organisation fasciste déguisée et des agents du P.S.U.C. répandaient partout dans la ville un dessin caricatural qui représentait le P.O.U.M. sous les traits de quelqu’un qui, en ôtant un masque décoré du marteau et de la faucille, découvrait un visage hideux de fou furieux marqué de la croix gammée. Il était évident que le choix de la version officielle des troubles de Barcelone était déjà arrêté : ils devaient être présentés comme un soulèvement de la « cinquième colonne » fasciste fomenté uniquement par le P.O.U.M.

À l’intérieur de l’hôtel, l’horrible atmosphère de suspicion et de haine était devenue encore pire, à présent que les combats avaient pris fin. En face des accusations lancées de côté et d’autre, il était impossible de rester neutre. Le service des Postes fonctionnait à nouveau, les journaux communistes de l’étranger recommençaient à arriver et faisaient preuve, dans leurs comptes rendus des troubles de Barcelone, non seulement d’un violent esprit de parti, mais naturellement aussi d’une inexactitude inouïe dans la présentation des faits. Je pense que certains communistes qui se trouvaient sur les lieux, ayant vu ce qui s’était réellement passé, furent consternés en voyant ainsi travestir les événements, mais naturellement il leur fallait se solidariser avec leur propre parti. Notre ami communiste entra une fois encore en communication avec moi pour me demander si je ne voulais pas être muté dans la Brigade internationale.

Je m’en montrai assez surpris :

« Comment ! Mais vos journaux prétendent que je suis un fasciste, lui répondis-je. Je serais sûrement suspect du point de vue politique, venant du P.O.U.M. !

— Oh ! c’est sans importance ! Après tout vous n’avez fait qu’exécuter des ordres ! »

Je dus lui dire qu’après ce qui venait de se passer, il ne m’était plus possible de rejoindre aucune unité dirigée par les communistes. Que, tôt ou tard, ce serait risquer qu’on se servît de moi contre la classe ouvrière espagnole. On ne pouvait savoir quand éclaterait à nouveau le conflit, et si je devais, en des circonstances de ce genre, me servir de mon fusil, je voulais que ce fût aux côtés de la classe ouvrière et non contre elle. Il prit ma réponse de façon parfaite. Mais désormais ce n’était plus du tout la même atmosphère. Il ne vous était plus possible, comme auparavant, de « différer à l’amiable » et de n’en pas moins aller ensuite boire un coup avec quelqu’un qui était censément votre adversaire du point de vue politique. Il y eut quelques vilaines altercations dans le salon de l’hôtel. Cependant que les geôles étaient pleines et archi-pleines. Les combats une fois terminés, les anarchistes avaient, naturellement, relâché leurs prisonniers, mais les gardes civils, eux, n’avaient pas relâché les leurs, et la plupart de ceux-ci furent jetés en prison et y demeurèrent sans jugement, des mois durant dans plusieurs cas. Comme toujours, la police ayant l’habitude de faire un gâchis, des gens absolument étrangers aux événements furent arrêtés. J’ai déjà parlé de Douglas Thompson qui avait été blessé au début d’avril ; nous l’avions ensuite perdu de vue, comme cela arrivait généralement lorsqu’un homme était évacué, les blessés étant soumis à de fréquents changements d’hôpitaux. En fait il avait été évacué sur l’hôpital de Tarragone, puis renvoyé à Barcelone, à peu près au moment où commencèrent les troubles. Le mardi matin je le rencontrai dans la rue, tout effaré d’entendre éclater de tous côtés des fusillades. Il me posa la question que tout le monde posait :

« Mais que diable se passe-t-il ? »

Je lui expliquai tant bien que mal. Thompson dit aussitôt :

« Je ne vais pas me mêler de tout cela. Mon bras n’est pas encore guéri. Je vais retourner à mon hôtel et y rester. »

Il rentra à son hôtel, mais malheureusement (combien il importe, dans la guerre de rues, de bien connaître la géographie politique locale !) cet hôtel était situé dans la partie de la ville sous la domination des gardes civils. Il y eut une descente dans l’hôtel et Thompson fut arrêté, jeté en prison et gardé huit jours dans une cellule si bondée de gens que personne n’avait la place de s’y coucher. Il y eut beaucoup de cas semblables. De nombreux étrangers aux antécédents politiques douteux passaient leur temps à fuir, la police sur leur trace, et ils vivaient dans la crainte constante d’une dénonciation. C’était pire encore pour les Italiens et les Allemands, qui n’avaient pas de passeports et étaient généralement recherchés par les agents secrets du gouvernement de leur propre pays. S’ils étaient arrêtés, ils étaient exposés à être expulsés, refoulés en France, ce qui risquait d’entraîner leur renvoi en Italie ou en Allemagne, où Dieu sait quelles horreurs les attendaient. Une ou deux femmes étrangères régularisèrent à la hâte leur situation en « épousant » des Espagnols. Une jeune Allemande qui n’avait pas de papiers du tout, dépista la police en se faisant passer durant plusieurs jours pour la maîtresse d’un homme. Je revois l’expression de honte et de détresse que prit le visage de cette pauvre enfant quand le hasard me fit me heurter à elle juste au moment où elle sortait de la chambre à coucher de cet homme ; bien entendu, elle n’était pas sa maîtresse, mais elle pensait que certainement je croyais qu’elle l’était. Et l’on avait tout le temps le sentiment abominable qu’on allait peut-être être dénoncé à la police secrète par quelqu’un, jusqu’alors votre ami. Le long cauchemar des troubles, le fracas, la privation de nourriture et de sommeil, le mélange de tension et d’ennui à rester assis sur le toit en me demandant si d’une minute à l’autre je n’allais pas être tué ou obligé de tuer, m’avaient mis les nerfs à vif. J’en étais arrivé au point de saisir mon revolver dès que j’entendais une porte battre. Le samedi matin une fusillade éclata brusquement au-dehors et tout le monde se mit à crier : « Voilà que ça recommence ! » Je me précipitai dans la rue : ce n’étaient que des gardes d’assaut en train de tuer un chien enragé. Aucun de ceux qui se sont trouvés à Barcelone à ce moment-là ou durant les quelques mois suivants ne pourra oublier cette atmosphère abominable engendrée par la peur, le soupçon, la haine, la vue des journaux censurés, les prisons bondées, les queues qui n’en finissaient pas aux portes des magasins d’alimentation et les bandes d’hommes armés rôdant par la ville.

J’ai essayé de donner quelque idée de ce que l’on éprouvait à se trouver mêlé aux troubles de Barcelone, mais je doute d’avoir réussi à faire comprendre toute l’étrangeté de cette période. L’une des choses que je trouve gravées dans ma mémoire quand je me reporte à ce temps-là, ce sont les rencontres fortuites que l’on faisait alors, les brusques aperçus que l’on avait de non-combattants pour qui toute l’affaire n’était que vacarme dénué de signification. Je me souviens d’une femme élégante que je vis flâner sur les Ramblas, un sac à provisions au bras et tenant en laisse un caniche blanc, tandis que la fusillade faisait rage une ou deux rues plus loin. On peut se demander si elle était sourde. Et cet homme à qui je vis prendre ses jambes à son cou pour traverser la place de Catalogne complètement déserte, en brandissant un mouchoir blanc dans chaque main. Et ce groupe important de gens, tous vêtus de noir, qui essayèrent pendant près d’une heure de traverser la place de Catalogne sans jamais y parvenir. Chaque fois qu’ils montraient le bout du nez au coin de la rue transversale, les mitrailleurs du P.S.U.C., dans l’hôtel Colón, ouvraient le feu sur eux et les faisaient reculer ; je me demande pourquoi du reste, car il était visible que ces gens n’étaient pas armés. J’ai pensé depuis que ce devait être un cortège funèbre. Et ce petit homme qui servait de gardien au musée au-dessus du Poliorama et qui paraissait considérer toute l’affaire comme une excellente occasion d’avoir de la compagnie. Il était si content que des Anglais vinssent le voir – les Anglais étaient si simpáticos, disait-il. Il exprimait l’espoir que nous reviendrions lui rendre visite après les troubles ; en fait j’y suis allé. Et cet autre petit homme qui s’abritait dans l’encadrement d’une porte et qui hochait la tête d’un air ravi en entendant le bruit d’enfer de la fusillade sur la place de Catalogne et qui disait (sur le même ton qu’il eût dit qu’il faisait beau) : « Nous revoilà au 19 juillet ! » Et les vendeurs dans le magasin du bottier qui était en train de me faire des chaussures de marche. J’y suis allé avant les troubles, après que tout fut fini, et quelques minutes durant le bref armistice du 5 mai. C’était un magasin cher, dont les vendeurs appartenaient à l’U.G.T., et peut-être au P.S.U.C. (en tout cas politiquement de l’autre bord), et savaient que je servais dans le P.O.U.M. Pourtant leur attitude fut celle de l’indifférence absolue. « Ah ! c’est bien malheureux tout cela, n’est-ce pas ? Et ça ne vaut rien pour les affaires ! Quel malheur que ça ne cesse pas ! Comme s’il n’y avait pas au front assez de sang versé ! » et ainsi de suite. Sans doute qu’il y eut des quantités de gens, peut-être la majeure partie des habitants de Barcelone, pour qui toute l’affaire ne présenta pas la moindre lueur d’intérêt, ou pas plus d’intérêt que n’en aurait suscité en eux un bombardement aérien.

Dans ce chapitre, j’ai relaté uniquement ce que j’ai vu et senti par moi-même. Je me propose, dans un chapitre en appendice, placé à la fin de ce livre, d’examiner les choses sous un angle plus large – d’essayer de mon mieux de déterminer ce qui s’est réellement passé et quelles en ont été les conséquences, la part du juste et de l’injuste en tout cela, et qui fut le responsable, s’il y en eut un. On a tiré un tel parti, politiquement, des troubles de Barcelone, qu’il importe de se faire une opinion saine à ce sujet. On a déjà écrit là-dessus tant et plus, de quoi remplir plusieurs livres, et je ne crois pas exagérer en disant que ces écrits sont pour la plupart mensongers. Presque tous les comptes rendus de journaux publiés à l’époque ont été forgés de loin par des journalistes, et ils étaient non seulement inexacts quant aux faits, mais à dessein fallacieux. Comme d’habitude, on n’avait laissé parvenir jusqu’au grand public qu’un seul son de cloche. Comme tous ceux qui se sont trouvés à Barcelone à cette époque, je ne vis que ce qui se passa dans mon coin, mais j’en ai vu et entendu suffisamment pour être en mesure de réfuter un bon nombre des mensonges qui ont été mis en circulation.

Hommage à la Catalogne
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